SOUVENIRS DE JEAN DUCLOUX
Je me souviens du théâtre Mario, qui s’installait sur l’Esplanade. C’était un très beau théâtre, avec un parquet, des toiles, et à l’intérieur des glaces biseautées et des bancs. Il y avait six rangs de « première » pour les riches, mais nous, nous montions à la poulaille. Un poële à coke chauffait tout, mais l’air arrivait quand même par en-dessous. Le programme était très varié : une fois c’était « la fille de Mme Angot », une autre fois « les Cloches de Corneville ». Le théâtre restait trois mois, mais changeait chaque semaine le titre de la représentation et c’étaient toujours les mêmes quinze musiciens qui jouaient. Les chanteurs n’avaient pas à cette époque la voix amplifiée par une sono : il fallait « ouvrir le bec »
Un jour, le programme annonçait « Rêve de Valse » – je ne connaissais évidemment rien à ce style de spectacle. Mais je suis allé voir ma mère, lui expliquant que mes copains avaient beaucoup apprécié, et que j’aimerais bien moi aussi assister à une séance.
– Combien coûtent les places ? demande ma mère.
– 2,50 F.
– Bien. On ira si tu travailles bien à l’école.
Désespoir ! Je savais bien qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là… Heureusement, ma mère a fini par accepter. Nous nous sommes lavés, bien habillés, et sommes partis en direction du théâtre. Catastrophe : c’était 3 F. Ma mère avait pris juste la somme qu’elle pensait devoir dépenser, donc nous nous trouvions dans l’obligation de renoncer à entrer. Mais j’ai tellement hurlé que le père Mario est sorti et nous a laissé monter au dernier rang. Enfin, je pouvais voir ce fameux « Rêve de Valse », avec un vrai orchestre : piano, violon et contrebasse, tenus par des musiciens de Tournus. J’ai trouvé l’héroïne tellement belle que j’ai immédiatement décidé d’épouser plus tard une blonde viennoise qui jouerait du piano. ..
Ma mère n’aimait pas qu’on aille à la Saint – Philibert, qu’elle trouvait mal fréquentée. Le père Nicolas arrivait avec sa « verdine » – c’est ainsi qu’on appelait les roulottes. Il avait un stand de tir. Les autos-tamponnantes sont arrivées en 1928 : elles tournaient autour d’une piste, avec un orgue au milieu. On écoutait des morceaux nouveaux, comme le charleston – c’était déjà très américanisé.
On allait aussi à la fête des Bordes, sur l’Esplanade, en janvier. J’ai vu un superbe manège de chevaux de bois. Et puis, il y avait un marchand de gaufres, qui faisait aussi des cornets – chantilly. ..on regardait faire, c’était tout : je n’ai jamais pu manger une gaufre, mes moyens ne me le permettaient pas. On pouvait voir aussi un confiseur avec une belle baraque foraine. Il avait une très jolie fille dont j’étais éperdument amoureux – j’avais 9 ans – et restait deux mois à Tournus. Le père Nicolas était là encore avec son tir.
Une autre grande fête était celle du Quatorze Juillet, dans le quartier nord. On retrouvait encore le père Nicolas, un manège de chevaux de bois, des cris-cris et un autre tir. A cette occasion on organisait des attractions : le mât auquel il fallait grimper pour décrocher le saucisson, un concours de nage, etc..
J’aimais entendre ma mère nous chanter des complaintes, mais j’appréciais aussi le comique troupier, qui était très à la mode.
Mon enfance a été très pauvre, mais je garde le souvenir du « bain » que nous prenions le samedi à la cuisine, des gaufres que nous mangions en buvant du thé. Nous attendions toujours le samedi avec impatience. …
Nous sommes parfois allés au cinéma muet au théâtre, dans la rue des Tanneries. Tony Fournioux se chargeait de mettre de l’ambiance, et nous, les gamins, nous jouions à la cachette. Des musiciens accompagnaient le film : le père Morel se produisait souvent, ainsi que mon père, qui jouait du piano et du violon.
J’ai installé mon restaurant dans un local qui servait de soupe populaire pendant la guerre, et qui avait été auparavant un dépôt de l’antiquaire Morel – Poulachon. Le début a été dur, et j’ai dû faire beaucoup de choses tout seul, ou aidé par des amis : on ne me prêtait pas volontiers d’argent à cette époque !
voir vidéo sur youtube mémoire de Tournus